Médicalisation de la pauvreté et discipline des corps reproductifs : la famille et l’utilisation des contraceptifs hormonaux en milieu rural burkinabé
Médicalisation de la pauvreté et discipline des
corps reproductifs : la famille et l’utilisation
des contraceptifs hormonaux en milieu rural
On ne peut pas parler de planification familiale à une femme qui a faim. On ne peut pas en parler non plus à une femme dont l’enfant est mourant. Dr. Bisi Ogunleye (Sala-Diakanda 2000)
Assise en face de moi dans une petite pièce mal éclairée de la clinique du village de Bagala, au nord-ouest du Burkina Faso, Justine, une jeune femme bwaba de 29 ans qui s’est fait insérer un Norplant il y a quatre ans après son troisième enfant, m’explique :
Avant on ne comprenait pas, comme les infirmiers se sont mis à parler de ça, on a compris que la planification familiale c’est une bonne chose. La famille va avoir la liberté, les enfants vont avoir la liberté, la femme va avoir la liberté. […] Si tu espaces les enfants, tu vas être propre, les enfants vont être propres, ta cour va être propre, si tu ne les espaces pas, tu seras sale, les gens ne vont pas t’aimer (Justine, 29 ans).
Réutilisant et adoptant le discours biomédical dominant, Justine parle de progrès, de changement, mais aussi d’acceptation sociale, de préjugés sur la sexualité « incontrôlée » des paysans, des « autres » dont elle veut se distinguer lors de l’entrevue. Siembou, 50 ans, un homme musulman du village de Koro, me parle quant à lui des difficultés de la vie paysanne. Sa première femme a eu neuf enfants, mais deux sont décédés. Sa deuxième femme et lui ont décidé d’utiliser l’injection hormonale Dépo-Provera après leur cinquième enfant. Ils ne veulent plus d’enfant.
Les enfants c’est important, mais il y a trop de problèmes maintenant : il y a les maladies, la sécheresse, les moyens manquent [.]. Comme maintenant dans le pays c’est dur, si tu as trop d’enfants, ça ne va pas : les habits, la maladie… pour ça, ça dépend de Dieu. Si tu as deux enfants ou bien trente, Dieu va t’aider, mais si tu as trop d’enfants, j’ai vu aussi les problèmes! (Siembou, 50 ans)
1 Implant sous-cutané inséré normalement dans le bras et que la femme peut conserver de trois
à cinq ans comme méthode contraceptive.
2 Injection contraceptive qui doit être administrée tous les trois mois par les infirmiers.
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L’un après l’autre, les répondants me parlent des contraintes de la vie agricole actuelle qui les ont poussés à choisir de restreindre la taille de leur famille : « De nos jours, comme le monde est dur… Comme les récoltes ne marchent pas… Nos grands-pères, eux, ils avaient des richesses, maintenant ce n’est plus comme ça… Il faut évoluer… ». Alors qu’on ne cesse d’entendre parler depuis les dernières décennies de la croissance démographique exponentielle de la population planétaire – et surtout de celle des pays à faibles revenus – et que les féministes clament le droit des femmes au libre-choix et au contrôle de leur reproduction, qu’en est-il des différentes réalités des femmes et des hommes à travers le monde qui chaque jour doivent faire des choix qui leur semblent justes pour le bien-être de leur famille, ceux-ci étant confrontés à des réalités économiques, politiques, culturelles et sociales aussi variées les unes que les autres? Il importe que l’anthropologie se penche davantage sur ces débats démographiques qui ont surtout été l’apanage des économistes, des démographes ou des féministes. Le corps des femmes et la reproduction – domaines les plus intimes de la vie des individus – n’ont jamais autant été du domaine du public et social que lorsqu’on se penche sur les enjeux politiques, culturels ou idéologiques qui façonnent et créent les corps reproductifs et la famille. Cet article se penchera d’abord sur les raisons qui justifient l’offre des contraceptifs hormonaux en milieu rural africain afin de cerner le contexte global dans lequel ils sont offerts ainsi que les discours médical, politique ou idéologique qui s’y rattachent. Une approche politique de la santé (Fassin 2000) permet de voir quels discours sont générés par le pouvoir médical et quelles conceptions du corps reproductif et des individus sont véhiculées dans un contexte de contrôle des populations qui tend à homogénéiser à travers le monde une certaine forme de citoyen qui puisse être malléable et responsable (Ali 2002a; Foucault 1976). Mais il importe aussi de voir ce qui est ou non contesté dans ces discours par les populations locales. Il est donc primordial d’explorer davantage les réappropriations et les réinterprétations qui sont faites des contraceptifs par les populations soumises aux programmes de planification familiale (PF) en lien avec leur conception de la famille, du rôle de cette dernière et du rôle des enfants dans un contexte économique difficile. Les décisions par rapport à l’utilisation des contraceptifs et à la gestion de la fécondité doivent être replacées et comprises comme étant influencées à la fois par un pouvoir médical omniprésent, par les contraintes de la vie quotidienne et, peut-être, – bien que ce ne soit pas le sujet principal de cet article – par une perspective de gain de pouvoir pour les femmes qui est liée à certaines transformations dans les conceptions du couple et du rôle de l’homme et de la femme. La rencontre clinique pour la planification familiale apparaît comme un excellent lieu d’interaction entre, d’une part, le personnel médical qui véhicule les valeurs de la « modernité » et certains jugements sur la gestion du corps, de la santé et des enfants et, autre part, les individus qui consultent pour la contraception et qui sont soumis à plusieurs pressions issues de la communauté, de leur conjoint, de leurs proches ou de la vie quotidienne. Ceux-ci ne partagent pas toujours les mêmes valeurs que les infirmiers et n’utilisent pas les contraceptifs pour les mêmes fins (Bledsoe 2002), mais désirent parfois, surtout pour les plus jeunes, adopter certains aspects du nouveau style de vie qui leur est proposé, comme Justine que nous avons entendue en introduction et qui abordait le thème de la « liberté ». Nous verrons cependant que les familles nombreuses sont toujours valorisées;
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dans un contexte culturel où les enfants sont nécessaires pour assurer la survie de la famille en plus d’être un don de Dieu qu’on ne peut refuser. Toutefois, la détérioration des conditions de vie depuis les années 1970-1980, les difficultés de la vie paysanne ainsi que les pressions de plus en plus fortes du pouvoir médical sur les populations rurales, de même que certaines transformations dans les standards socio-économiques définissant la famille, font en sorte que plusieurs, comme Siembou, se sentent contraints à avoir moins d’enfants ou décident d’en avoir moins. Les corps reproductifs doivent donc clairement être pensés comme investis de pouvoirs économiques qui régulent non seulement les récoltes, les famines et la mortalité, mais aussi les décisions par rapport aux futures naissances dans un contexte où la disponibilité des contraceptifs apparaît comme une solution – mal pensée certes, mais très présente – au problème de la pauvreté. La question, comme l’a souligné Bledsoe (2002) en inversant les prémisses de base, n’est donc pas de savoir pourquoi ces populations n’utilisent pas davantage les contraceptifs et n’adhèrent pas davantage aux programmes de PF – problématique centrale pour les démographes –, mais pourquoi ils ne veulent pas plus d’enfants dans un contexte où la natalité est valorisée? Bien que certaines femmes réutilisent le discours biomédical à leur avantage et laissent paraître leur satisfaction d’avoir moins d’enfants, la notion de choix en matière de planification familiale reste à revoir puisque tant que les conditions de vie ne s’amélioreront pas, notamment en ce qui a trait à la mortalité maternelle et infantile, on ne pourra parler d’un réel désir de diminution de la fécondité.
Pouvoir sur le corps, pouvoir sur la vie
Foucault avait déjà décrit avec lucidité l’apparition en Occident d’une société régulatrice, normalisatrice, où la vie plus que le droit devenait l’enjeu des luttes et des techniques politiques, où le vivant intégrait le domaine de la valeur et de l’utilité, une société où l’administration des corps et la gestion calculatrice de la vie avaient donné lieu à l’émergence de toutes ces disciplines (épidémiologie, démographie, santé publique) permettant d’assujettir les corps et de contrôler les populations (1976). Les deux facettes du biopouvoir foucaldien, l’anatomo-politique du corps humain et la biopolitique des populations (1976) – au carrefour desquelles toute étude sur la sexualité ou la contraception peut se situer – et les concepts de gouvernementalité et de risque social (1997) ont permis de comprendre comment, une fois la population – et non le territoire – placée au centre des préoccupations du savoir étatique, il devint possible de surveiller et d’assurer la sécurité de l’ensemble par rapport à ses dangers internes en intervenant dans les processus de natalité, de mortalité et de morbidité (Burchell, Gordon, and Miller 1991) et, notamment, en instaurant des politiques populationnelles de gestion de la santé et de la reproduction. Nombre d’auteurs ont par la suite mis en évidence le lien existant entre la gestion et la responsabilisation du corps, notamment du corps féminin et du corps sexuel ou reproductif, et le contrôle social des populations. Ceux-ci ont montré comment les corps féminins ont été utilisés comme lieux d’engagements politiques où se reflètent les préoccupations de la nation (Greenhalgh 2005; Horn 1994) ou ont mis en évidence les préjugés et idéologies véhiculés sur ce que devrait être une croissance démographique normale, une population saine ou une nation développée, préjugés réutilisés contre certains groupes ethniques considérés comme dangereux de par leur croissance excessive (Jeffery, and Jeffery 2002; Kanaaneh 2000). L’idée que les risques individuels soient ramenés en risques pour le corps social a aussi été liée aux principes épistémologiques Altérités, vol. 6, no 1, 2009 : 46-65.
de la biomédecine en analysant comment celle-ci fournit les outils nécessaires pour renforcer les programmes de prévention, rationalisant et homogénéisant les choix et les pratiques grâce aux évidences issues de son mode de recherche scientifique (Dozon et Fassin 2001; Gordon 1988; Hacking 1990; Leslie, Nichter, and Lock 2002). S’inspirant des idées de Foucault quant au dressage des corps et à la médecine comme discipline du normal et du pathologique (1963), Rabinow (1996) explique comment la rationalité moderne oblige les corps, notamment les corps des femmes, à être réformés; le pouvoir de connaître devenant un agent de transformation de la vie humaine (Rabinow 1996). Les auteurs féministes ont ainsi montré comment le corps féminin n’a cessé d’être régulé et médicalisé par les experts médicaux afin d’augmenter son efficacité et son adaptabilité (Ehrenreich, and English 1982; Martin 1987; Mosry 1995); les femmes se trouvant à être des objets de la science, objets malléables dont il serait possible de contrôler le corps pour satisfaire aux exigences de la société (Jacobus et al. 1990). Plusieurs auteurs observent comment, à travers le monde, les femmes sont socialisées à prendre leurs responsabilités face à leur corps en matière de contraception et à réguler ce corps (Ali 2002a); dans le sens où on laisse croire aux femmes à une possibilité de libre choix (Lippman 1999), alors que dans ce contexte les risques individuels (mortalité maternelle et infantile) sont rapportés en tant que risques pour le corps social. Le concept de citoyen biologique développé par des auteurs en anthropologie médicale (Nguyen 2005; Petryna 2006; Rose, and Novas 2005), ainsi que les idées d’Agamben (1997[1995]) et le concept de bio-légitimité de Fassin (2000) ont mis en évidence le fait que l’homme moderne serait conçu de plus en plus comme un être vivant, une « vie nue », avant d’être un être politique ou social, l’intégrité physique passant avant l’intégrité politique et le droit à la santé devenant une affaire d’État dont la prétention de mieux servir les sujets passe avant tout par la prise en charge des problèmes de santé. La pauvreté et les autres problèmes sociaux sont ainsi médicalisés et nous verrons que les solutions apportées relèvent souvent de la gouvernance des corps et de la responsabilisation des individus, blâmés pour les problèmes dont ils sont victimes. Mais il importe aussi de comprendre comment ce pouvoir médical s’est articulé à un contexte historique et politique plus large et comment il s’actualise au niveau local, dans les communautés rurales ciblées par ces programmes – communautés qui ne doivent pas être conçues comme atemporelles et isolées, mais bien au contraire comme partie du processus de mondialisation.
La planification familiale dans les agendas politiques des pays pauvres
L’histoire des politiques de population est complexe, mais elle est essentielle pour faire le lien entre, d’une part, les questions de gouvernementalité et de biopouvoir traitées précédemment et, d’autre part, la situation concrète de la planification familiale (PF) en Afrique et dans les pays à faibles revenus en général. En effet, ce n’est que dans les années 1960 et dans un contexte historique particulier que la plupart des agences internationales et des gouvernements des pays occidentaux, notamment la Banque Mondiale et les États-Unis, commencent à se pencher sur la question de la population et de la croissance démographique exponentielle des pays en développement, ce qui mène à la création en 1969 du Fonds des Nations Unies pour la population Altérités, vol. 6, no 1, 2009 : 46-65.
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(FNUAP) (Crane, and Finkle 1989). La Banque Mondiale avait en effet réussi à convaincre les gouvernements que l’augmentation de population paralysait la croissance économique et empêchait l’emploi optimum des faibles ressources disponibles pour le développement mondial, en plus d’être une menace pour la sécurité des États-Unis (Crane, and Finkle 1981). Un réseau d’institutions et d’organisations se constitue alors pour promouvoir des programmes de planification dans tous les pays; l’International Planned Parenthood Federation (IPPF), créé en 1952, a aussi joué un rôle majeur notamment dans la diffusion des contraceptifs. Au niveau politique, trois grandes conférences sur la population regroupant plusieurs pays du « Tiers-Monde » ont lieu afin de faire adopter ces décisions sur la population. Bien que la première conférence à Bucarest en 1974 fut principalement le lieu d’un affrontement Nord–Sud – les pays du « Sud » refusèrent l’idée du contrôle reproductif de leur population en soulignant qu’il fallait d’abord améliorer le développement social et économique de leur pays et rééquilibrer l’ordre économique mondial –, dix ans plus tard, à la conférence de Mexico de 1984, l’optimisme des leaders du « Tiers-Monde » d’obtenir des gains plus globaux s’est érodé. À cette seconde conférence, la plupart des pays qui s’étaient opposés aux programmes populationnels, comme le Burkina Faso, passent d’une position de laisser-faire à la nécessité d’intervention
maternelle et infantile et la planification familiale sont mises à tous les agendas. Le discours dominant jusqu’en 1994 se concentre ainsi sur le contrôle des populations par la réduction de la fécondité (Finkle, and Crane 1975 et 1985; Sala-Diakanda 2000). Durant les dix années qui suivent la conférence de Mexico, l’économie africaine connaît une situation très difficile : le cours des principaux produits d’exportation chute, le volume de la dette augmente et les conditions sociales se détériorent; situation empirée par les ajustements structuraux, alors que la population croît à un rythme d’environ 3 % par an, le taux le plus rapide au monde. La position des gouvernements africains par rapport aux politiques de réduction des naissances se consolide donc durant ces années, ce qui transparaît dans la dissémination et l’utilisation des méthodes contraceptives modernes (Sala-Diankada 2000). En 1994, à la troisième conférence sur la population (CIDP) tenue au Caire, le concept de santé reproductive (SR) est mis de l’avant afin de proposer une approche plus globale et intégrée qui considère l’amélioration de la santé reproductive des populations à tous les niveaux et non seulement une réduction de fertilité. Les positions des pays du « Tiers-Monde » semblent donc finalement avoir été écoutées, mais ce gain obtenu, bien qu’important, reste néanmoins à confirmer dans la pratique. En effet, beaucoup d’anthropologues ont critiqué les dérives des programmes de planification familiale et leurs abus (Castro 2004; Greenhalgh 2005; Hartmann 1995; Lopez 1998) en montrant, d’une part, comment la restriction des naissances et le contrôle des populations – grâce à la stérilisation ou à d’autres méthodes coercitives – sont passés avant le bien-être ou le choix des femmes et, d’une part, comment les plus pauvres ou les groupes ethniques minoritaires ont plus souvent été ciblés ou soumis aux méthodes hormonales plus fortes. Le rôle de l’industrie pharmaceutique, les tests cliniques effectués dans les pays à faibles revenus et les controverses par rapport au Dépo-Provera et au Norplant ont aussi été abordés (Bretin 1992; Ogbuaga 1983). Enfin, certains auteurs (Morsy 1995; Richey 2004b) ont expliqué comment, en Afrique, les ajustements structuraux, le retrait de l’État dans le domaine de la
3 Le FNUAP est aujourd’hui connu comme un des plus gros donateurs internationaux pour l’aide
à la population et il dirige des fonds à plus de 140 pays; il a été aussi très impliqué dans les politiques familiales en Chine.
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santé et l’augmentation des intérêts des donateurs face à la population ont été des obstacles à l’application concrète des politiques de santé reproductive; ces conditions ayant créé un système de santé mieux équipé pour offrir des contraceptifs que pour offrir des soins de santé de base. Les problèmes de santé reproductive ainsi que les problèmes de mortalité maternelle et infantile sont donc résolus en termes de planification familiale; la responsabilité étant mise sur les femmes et leur piètre état de santé servant de justification pour une insistance sur la contraception, comme nous le verrons d’ailleurs dans les propos de nos répondants. Peu d’auteurs en anthropologie ont cependant lié ces politiques et leurs impacts sur les populations à un contexte économique mondial particulier comme l’a fait Meillassoux dans Les Spectres de Malthus (1991), mettant en évidence les calculs économiques entourant la gouvernance des corps, notamment dans un contexte colonial et néocolonial. Meillassoux, bien qu’il remette en question la possibilité d’une croissance démographique absolue telle que le définit Malthus et qu’il constate que la surpopulation est un fantasme démographique, soutient la possibilité d’une surpopulation relative et explique comment, dans les années d’après-guerre, de 1950 à 1970, une politique de développement a entraîné une forte demande de main-d’œuvre bon marché dans les villes du « Tiers-Monde ». L’importation de surplus alimentaires a été une solution pour assurer le coût de cette main-d’œuvre, ce qui contribua à une croissance démographique notable. Hunt (1989) a elle aussi mis en évidence l’intervention coloniale sur la vie sexuelle et reproductive des Congolaises afin d’augmenter la croissance démographique de la main-d’œuvre. Toutefois, Meillassoux constate que cette situation s’est retournée dans les années 1970 – ce qui coïncide avec l’élaboration des premières politiques de population – due à des transformations du système capitaliste :
La demande en force de travail a donc diminué dramatiquement au cours de la dernière décennie dans les pays sous-développés situés dans l’orbite capitaliste. Cette population qui a cru dans les décennies précédentes sous l’effet de la politique d’importation alimentaire et d’emploi décrite ci-dessus, est aujourd’hui dans la situation d’une surpopulation relative. Le problème pour l’économie capitaliste qui l’a créé, est de la faire disparaître pour ne pas l’avoir à charge. Idéologiquement elle est présentée comme une surpopulation absolue (Meillassoux 1991:31).
Une politique inverse est donc appliquée aujourd’hui face à ces populations surnuméraires à travers les politiques de réajustements structuraux qui consistent à élever le coût de l’alimentation et à supprimer les services publics, une politique de la faim qui fait dire à Meillassoux que Malthus aura finalement été entendu! Greenhalgh (1995 et 1996) a aussi exploré le contexte historique et politique dans lequel la discipline démographique a émergé et essaie de comprendre pourquoi la théorie de la transition démographique est demeurée jusqu’à aujourd’hui la théorie dominante malgré les nombreuses critiques qui lui ont été adressées. Elle explique comment la discipline démographique a eu à construire son cadre théorique pour rencontrer les standards imposés par les bailleurs de fonds qui la financèrent des années 1960 à 1980 dans le contexte de la Guerre froide. Elle met aussi en évidence un changement paradigmatique fondamental – sur lequel nous reviendrons – en constatant
4 Théorie évolutionniste, fortement inspirée de la théorie de la modernisation, qui place tous les
pays sur un grand schéma évolutif partant des sociétés traditionnelles avec un haut taux de fécondité aux sociétés transitionnelles puis aux sociétés modernes avec un bas taux de fécondité. Cette théorie est également liée à une approche démographique qui consiste à cerner les «
» qui freineraient le développement et l’utilisation des
contraceptifs afin d’augmenter l’adhérence des populations aux programmes de PF.
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qu’alors que les premières études de la transition démographique suggéraient que la fécondité allait diminuer seulement en réponse à un développement économique, un changement d’optique – influencé par la montée au pouvoir des communistes – fit soudain croire aux démographes que la baisse de la fécondité allait, en soi, augmenter le développement économique, justifiant de ce fait l’implantation de programmes de PF dans les pays du « Tiers-Monde ».
Contexte et méthode
Cet article se base sur une recherche de terrain de quatre mois lors de laquelle une collecte de données a été effectuée dans sept villages de la région de Nouna, province de la Kossi, au Nord-Ouest de Burkina Faso. Il s’agit d’une région sahélienne isolée où les principales sources de revenus sont l’agriculture vivrière, pratiquée à la houe, et l’élevage. La province de la Kossi abrite une immense diversité ethnique, culturelle et religieuse et on y compte plus de quinze ethnies dont les principales sont les Bwaba, les Marka (Dafi), les Peuls et les Mossi. Quant aux pratiques religieuses, elles sont tout aussi variées, les religions principales étant l’Islam, le catholicisme, le protestantisme et l’animisme (souvent pratiqué en syncrétisme avec une autre des grandes religions). Une soixantaine d’entrevues semi-dirigées avec des femmes et des hommes consultant pour les services de planification familiale ou, au contraire, s’opposant à ces services, ont été menées avec la collaboration du Centre de recherche en santé de Nouna et des infirmiers travaillant au sein des cliniques villageoises (CSPS) où ont eu lieu les entrevues. Les entrevues se sont déroulées en dioula, la langue véhiculaire locale, et une interprète de sexe féminin originaire de la région était présente avec nous pour toutes les entrevues (ce qui permettait une traduction simultanée), ainsi que pour les séjours dans les villages. Les villages ont été choisis afin de saisir la grande diversité géographique, religieuse et ethnique de la région, mais aussi les différences en terme de prévalence contraceptive – certains villages ayant des taux très bas d’utilisation des contraceptifs (2 %) et d’autres beaucoup plus élevés (27 %). Un résumé des caractéristiques sociodémographiques des soixante-quatre répondants figure dans le tableau ci-dessous.
Les Centres de santé et de promotion sociale (CSPS), fruits du processus de décentralisation des années 1980 au Burkina Faso, ont permis d’améliorer la couverture géographique des infrastructures sanitaires et d’offrir des soins de
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santé de base et des services de planification familiale dans les zones rurales. Cependant, leur utilisation demeure assez faible étant donné la mauvaise qualité des services, le manque de formation du personnel – ces centres ne disposent pas de médecins –, le manque de ressources et de médicaments et la diminution du pouvoir d’achat de la population. La décentralisation a toutefois permis d’impliquer davantage les communautés dans les décisions et de nouvelles organisations se sont formées; comme les Comités de gestion (COGES), les informateurs villageois et les Organisations à base communautaire (OBC) qui emploient des bénévoles. Un réseau de sensibilisation s’est ainsi créé et la plupart des gens sont maintenant au courant de l’existence des contraceptifs médicaux : le discours médical a fait sa place dans les milieux ruraux, incitant les citoyens à prendre leurs responsabilités en matière de PF face à la santé de leur famille, de la femme et des enfants et peu de gens osent s’opposer à ce discours, même si la plupart n’y adhèrent pas encore. En effet, malgré l’omniprésence du discours médical et les nouvelles valeurs véhiculées par les infirmiers et les programmes de sensibilisation, les familles nombreuses demeurent valorisées culturellement et restent essentielles à l’économie agricole. Les institutions religieuses interviennent aussi pour amener les justifications spirituelles et moralisatrices nécessaires à appuyer cette forte natalité, rappelant le rôle de la femme dans la société, dont le corps est le lieu d’expression du fort désir de natalité de la communauté. En général, en milieu rural burkinabé, l’utilisation des contraceptifs modernes est donc minime – en 2003, 10 % utilisaient une méthode quelconque dont 5,1 % une méthode moderne (Congo 2007) – et les répondants ont surtout recours à une contraception d’espacement, c’est-à-dire que les contraceptifs sont utilisés pour de courtes périodes de temps entre les grossesses ou alors en fin de vie reproductive, lorsque la femme a eu suffisamment d’enfants. Les contraceptifs sont donc conçus avant tout comme moyens d’espacement des naissances se substituant aux tabous d’abstinence traditionnels (Trussell et al. 1989; van de Walle 1993) ou alors, d’un point de vue médical, pour permettre à la femme de se reposer après un échec obstétrical dans un contexte où le potentiel reproductif est considéré comme contingent aux événements obstétricaux (Bledsoe 2002). Les femmes se marient et ont leur premier enfant très tôt (en moyenne, pour nos répondantes, entre 18 et 19 ans) et l’espacement moyen entre les enfants demeure très peu élevé malgré l’utilisation des contraceptifs; ceux-ci n’étant souvent pas utilisés en vue d’une réduction de la fécondité. L’indice synthétique de fécondité est de 7,3 en milieu rural au Burkina Faso et a peu changé depuis les dernières années. L’écart entre la connaissance des contraceptifs et la pratique contraceptive ne pouvant être attribué au manque de sensibilisation ou de disponibilité, mais bien au fort désir d’enfants; le nombre idéal d’enfants observé en 1999 était de 6,1 (Congo 2007).
5 Les conceptions locales du corps, de la sexualité et du rôle de la femme ainsi que les craintes
par rapport aux effets secondaires des contraceptifs en lien avec la fécondité sont des sujets qui ont été abordés par de nombreux auteurs (Castle 2003; Pearce 1995; Trussell et al. 1989) et qui ne feront pas l’objet de cet article, mais les résultats de notre recherche à ce sujet figurent dans notre mémoire (Désalliers 2009).
6 Les contraceptifs disponibles dans les dépôts pharmaceutiques des villages sont la pilule, le
préservatif, l’injection Dépo-Provera et le Norplant. Ils sont subventionnés en moyenne à 75 % (Capo-Chichi et Tougouri 2007), ce qui les rend très abordables pour les populations.
7 Nombre moyen d’enfants par femme en âge de procréer à l’intérieur d’une population donnée.
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Médicalisation de la pauvreté et discipline des corps reproductifs : la famille et l’utilisation des contraceptifs hormonaux en milieu rural burkinabéMédicalisation de la reproduction et responsabilisation
La première constatation est que les contraceptifs sont conçus d’abord et avant tout d’un point de vue médical et en lien avec la santé de la femme et des enfants. Les discours sur la santé maternelle et infantile ont mené à une médicalisation de la reproduction et certains événements obstétriques, comme les fausses couches répétées, contribuent à accentuer l’idée qu’il faille intervenir dans la vie reproductive de la femme pour lui permettre de se reposer. En ce sens, les contraceptifs sont conçus davantage comme des médicaments que comme moyens de planifier la famille; beaucoup de répondants considérant la PF comme une solution médicale aux souffrances de la femme qui seraient dues aux accouchements trop nombreux ou trop rapprochés.
Je ne veux plus de grossesses, si je prends une grossesse encore je vais tomber malade, je ne peux plus manger, je vomis tout le temps. C’est les agents de santé qui nous ont informés et comme moi je suis en train de souffrir de faire trop d’enfants, j’ai choisi de faire la PF pour me protéger (Kadi, 39 ans).
Les préoccupations sont aussi centrées sur la mortalité infantile, une des raisons principales pour justifier l’utilisation des contraceptifs : « Si tu ne fais pas la PF, les enfants seront serrés et il y a des enfants qui vont mourir donc ça fait de la fatigue à la femme » (Béatrice, 24 ans). Du point de vue des infirmiers, il y a un lien biologique et médical évident entre la mortalité infantile et les grossesses rapprochées, d’où la promotion du concept « d’espacement des naissances ». Toutefois, il importe de rappeler que cette mortalité infantile est accentuée du fait des conditions de vie difficile, de la mauvaise nutrition et du peu de support que reçoit la femme pour s’occuper des enfants tout en travaillant au champ. Malheureusement, les programmes de planification familiale ont trop souvent utilisé cette mortalité infantile élevée (et la mortalité maternelle) comme prétexte pour responsabiliser les femmes et les inciter à utiliser la PF, médicalisant ainsi le contrôle des populations. Ainsi, la responsabilité est le plus souvent mise sur les parents et des jugements négatifs sont véhiculés sur les femmes qui « serrent trop » leurs enfants, ce qui fait dire à Adèle, 29 ans : « Quand tu tombes en grossesse avant que ton enfant ne soit sevré, ça cause des morts infantiles et les gens ne sont pas contents avec ça ». Ces jugements négatifs sur la mortalité infantile accentuent davantage un état de culpabilité face à sa pauvreté et aux difficultés éprouvées à s’occuper de ses enfants, ce qui mène d’ailleurs certains répondants à avoir recours à la PF. Face à ce contexte où on responsabilise les populations, certains hommes sentent qu’ils doivent se justifier, prouver qu’ils ont les moyens d’avoir beaucoup d’enfants; désir qui a toujours paru naturel et accessible à tous auparavant. C’est ainsi que certains se défendent en entrevue d’avoir les moyens pour s’occuper de tous leurs enfants et d’avoir le droit de désirer une famille nombreuse : « Si on a les moyens, ça nous regarde. » Comme le constate Maternowska (2000), les rapports de pouvoir au sein de la société se reflètent dans la rencontre clinique; les infirmiers dictant les conduites adéquates et plusieurs se sentant intimidés face à eux, les femmes encore davantage. Certaines se laissent ainsi convaincre de se faire poser un implant contraceptif après une fausse couche ou une césarienne pour des raisons de santé, comme dans le cas d’Alima, 33 ans, qui s’est fait enlever son implant par la suite…
C’est le docteur [l’infirmier] qui m’a mis l’implant à Nouna. Il a dit que si je ne faisais
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pas ça, alors si je prenais une autre grossesse avant deux ou trois ans, j’allais devoir retourner encore à Nouna pour une opération! (Alima, 33 ans)
Le pouvoir médical définit donc les standards au niveau de la fécondité, la justification par la santé permettant de « vendre » les contraceptifs aux populations visées. La PF est présentée comme un moyen d’améliorer les conditions de santé, une solution à la pauvreté, alors que les causes plus profondes des problèmes sociaux, médicaux et économiques sont peu considérées.
Économie paysanne et famille
Les raisons de désirer beaucoup d’enfants en milieu rural sont nombreuses puisqu’ils sont en quelque sorte le capital économique primordial. D’abord, ils servent de main-d’œuvre, ils assurent la sécurité économique de la famille, constituent une « assurance vieillesse » et permettent à la famille d’investir dans différents domaines (agriculture, éducation, commerce, religion) grâce à la division des tâches et des fonctions, mais ils sont aussi une source de prestige importante auprès de la communauté. De plus, un nombre élevé d’enfants demeure une assurance contre la mortalité infantile.
Que ce soit beaucoup ou peu, ça va, mais les gens qui veulent seulement deux, si les deux sont restés vivants, c’est mieux, mais souvent aussi on doute, on ne sait pas si ces deux enfants-là ne vont pas décéder, comme moi, par exemple, j’ai deux enfants qui sont décédés (Dramane, 50 ans).
Il est important de comprendre cette attitude par rapport à la mortalité infantile avec la logique pragmatique de l’incertitude si bien décrite par Whyte (1997); logique qui cadre dans une vision de la reproduction comme contingente aux événements extérieurs et même aux relations sociales, ce qui rend la vie elle-même et le succès reproducteur vulnérables aux aléas de l’existence qu’on ne peut contrôler (Bledsoe 2002). Ce fort désir d’enfants – principalement masculin puisque les femmes ne partagent pas toujours ce désir, d’autant plus qu’elles se retrouvent souvent seules avec la lourde tâche de s’occuper des enfants – se heurte toutefois aux contraintes de la vie quotidienne. Comme Kader, plusieurs hommes reconnaissent aussi la charge d’une famille :
Si tu as beaucoup d’enfants, des fois c’est bien, des fois ce n’est pas bien. S’il pleut bien, vous avez du mil, vous n’avez pas de problèmes, vous avez le bonheur, mais s’il ne pleut pas bien, alors vous allez souffrir. Si vous n’avez pas de nourriture, il n’y a pas d’argent, il n’y a pas de moyens. [.] S’ils [les enfants] restent petits et faibles, ce n’est pas une fierté, c’est des problèmes et de la souffrance, mais s’ils deviennent grands et forts, alors ce sera de la fierté (Kader, 33 ans).
Parmi les répondants qui avaient choisi d’utiliser la PF pour limiter les naissances, plusieurs ont évoqué et décrit les conditions difficiles dans lesquelles ils se trouvent et les problèmes économiques et agricoles auxquels ils doivent faire face, problèmes qui contraignent leur désir d’enfants.
De nos jours, le monde est dur, comme nous sommes des cultivateurs, souvent les récoltes ne vont pas bien, souvent il manque de terre aussi pour cultiver, donc c’est mieux d’avoir moins d’enfants (Victor, 27 ans).
Nous trouvons que la vie devient de plus en plus difficile, donc pour cela nous avons préféré ainsi. […] Les hommes ne veulent pas comprendre. Ça doit être des idées qu’ils vont trouver chez leurs grands-pères ou leurs arrières grands-pères. Mais eux
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ils avaient des richesses, donc c’était possible, maintenant ce n’est plus comme ça (Yacoba, 27 ans).
L’idée que les gens avaient plus de richesses auparavant et pouvaient soutenir des familles plus nombreuses peut être corrélée aux faits historiques et politiques dont nous avons discuté précédemment, notamment aux ajustements structuraux et à l’augmentation du coût de la vie qui ont mené à un appauvrissement des populations rurales en Afrique ainsi qu’à un effritement du réseau social, mais aussi au manque de terres et à l’immigration qui causent une insécurité foncière dans la région de la Kossi (Drabo 2000). Il faut donc prendre garde de ne pas tomber dans le piège démographique selon lequel une amélioration des conditions de vie mène nécessairement à une plus grande utilisation de contraceptifs et à une réduction de la fécondité et, à l’inverse, qu’une diminution de la natalité est liée à une amélioration des conditions de vie. En milieu rural, les enfants demeurent essentiels pour les travaux agricoles et il semble qu’il faudrait que le mode de production change pour que les gens désirent vraiment avoir des familles moins nombreuses – ce qu’on peut voir à la ville par exemple ou dans les milieux agricoles industrialisés. Toutefois, l’augmentation du coût de la vie (des aliments ou des produits complémentaires achetés sur le marché), les problèmes au niveau des récoltes et les dépenses qui doivent être faites pour les médicaments et l’école des enfants font en sorte que soutenir une famille nombreuse devient difficile; certains hommes étant conscients de cette situation et acceptant que leur femme utilise le service de PF pour espacer davantage les enfants ou restreindre légèrement la taille de la famille. L’impression générale qui ressort des entrevues est donc que la PF ne relève pas tant du choix individuel ou du désir « d’émancipation de la femme » puisque les contraceptifs ne sont pas utilisés de prime abord pour le bien-être personnel ou l’épanouissement – même si ces éléments peuvent être des conséquences avantageuses de l’utilisation de la PF après coup –, mais d’abord et avant tout pour la survie de la famille; la santé et la précarité économique étant les deux préoccupations majeures. Tous les termes dérivés du vocabulaire féministe occidental en ce qui a trait à la contraception doivent donc être repensés ici.
Les corps modernes
Certains auteurs en anthropologie ont effectué des études très pertinentes sur les contraceptifs comme critères d’identité permettant de se distinguer et de s’identifier à la modernité – les campagnes de sensibilisation pour la PF projettent l’image de la petite famille comme liée à la vie moderne et à un meilleur avenir (Ali 2002b) et les notions de modernité issues de ces programmes construisent le corps des femmes comme « moderne » ou « traditionnel » (Richey 2004a). Kanaaneh (2000) montre aussi, dans son étude sur l’utilisation des contraceptifs par les Palestiniens en Israël, comment les relations humaines sont façonnées par des discours péjoratifs concernant la fertilité incontrôlée de la minorité palestinienne; ceux-ci adoptant ces discours et utilisant les contraceptifs pour se distinguer de ces stéréotypes et pour obtenir un nouveau statut et une nouvelle identité. Dans certains villages de notre étude, l’impact du discours biomédical est en effet notable et plusieurs répondants ont affirmé subir des pressions de leurs amis, de leurs voisins ou de leur famille par rapport au fait que les choses évoluent, que le monde change et qu’il faut s’adapter pour mieux vivre; la PF étant une solution.
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J’ai déjà entendu dire ça par les infirmiers, il y avait mes grandes sœurs aussi, quand j’étais enceinte de mon petit enfant et que j’allais chez elles, elles me grondaient et disaient que déjà toi jeune comme tu es, tu as beaucoup d’enfants et que le monde a changé, le monde a évolué, et que toi-même tu dépéris, donc il faut venir chercher la PF (Sophie, 36 ans).
Quelques femmes, surtout des villages bwaba, poussent encore plus loin cette idée de progrès en mettant de l’avant les notions de bonheur et de liberté, comme Justine, que nous avons entendue au début de cet article.
Si on veut moins d’enfants, pour nous ce n’est pas une question de moyens, c’est pour être heureux. Même s’il y a seulement deux enfants, un garçon et une fille, si la fille s’est mariée, si le garçon a épousé une femme aussi, ils pourront aider leur maman à se reposer. [.] C’est ça qui est à la mode maintenant, les femmes qui prennent l’injection pour avoir moins d’enfants (Clarice, 23 ans).
Comme nous on a fréquenté [l’école], on ne fait pas comme les autres qui n’ont pas fréquenté. Tu ne vas pas serrer les enfants comme les autres qui ne connaissent pas (Justine, 29 ans).
Ces jeunes femmes bwaba, plus ou moins éduquées (respectivement 3 ans et 6 ans d’études), désirent se distinguer socialement. Dans un monde où la vie imaginée à la ville est conçue comme un idéal, où les paysans sont vus comme de « pauvres analphabètes », le fait d’utiliser la PF et de montrer qu’elles sont « éveillées », qu’elles sont au courant des valeurs « modernes » et qu’elles désirent elles aussi les adopter leur permet de se classer au-dessus de la masse paysanne à laquelle elles continuent néanmoins à appartenir. Bien que l’attitude de ces femmes et les propos qu’elles tiennent demeurent un phénomène encore très marginal en milieu rural, il importe de considérer ces nouvelles idées puisque les raisons pour lesquelles ces jeunes femmes utilisent la PF sont différentes de celles de leurs aînées. Il faudrait se demander toutefois si les valeurs mises de l’avant par Clarice et Justine concernant la famille sont assez fortes et cohérentes avec la vie rurale actuelle en Afrique sub-saharienne pour conduire à une réorganisation du rôle de la famille. En effet, il est possible que les concepts de la modernité soient utilisés par les jeunes, surtout au niveau des représentations, à la fois pour se distinguer par rapport à leurs aînés et aux « autres » et pour justifier leurs pratiques contraceptives – bien que certaines transformations dans la conception des enfants et du rôle de l’homme et de la femme puissent être observées chez certains couples (Désalliers N.d.).
Des choix pour la famille
Comme l’écrivent Ginsburg et Rapp dans Conceiving the New World Order : « While our work calls attention to the impact of global processes on everyday reproductive experiences, it does not assume that the power to define reproduction is unidirectionnal. People everywhere actively use their local logics and social relations to incorporate, revise, or resist the influence of seemingly distant political and economic forces » (1995:1). Les femmes et les
8 L’organisation sociale bwaba, sans autorité centrale et fermée à toute forme de hiérarchie, a
souvent été considérée comme très libertaire envers les femmes par rapport aux autres sociétés.
9 En effet, ces répondantes avaient le même niveau socio-économique que les autres. Bledsoe
(2002) a d’ailleurs montré dans son étude comment les caractéristiques sociodémographiques sont peu signifiantes en milieu rural par rapport à l’utilisation des contraceptifs. Nous avons constaté par contre que l’éducation permettait aux femmes d’exprimer davantage leurs opinions au sein du couple, notamment par rapport à la PF.
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hommes qui ont participé à notre recherche ne sont donc pas que des sujets passifs des programmes de planification familiale. Ils résistent, dans une certaine mesure, aux idées et aux conceptions du corps et de la vie véhiculées par ces programmes ou encore, ils réutilisent les technologies contraceptives à leurs propres avantages – plusieurs auteurs ayant d’ailleurs montré comment ces technologies sont aussi des outils d’empowerment pour les femmes face au patriarcat et à des relations de pouvoir inégales (De Bessa 2006; Lopez 1998). Nous avons ainsi constaté comment certaines femmes se servent du discours biomédical pour défendre leurs intérêts auprès du mari et créer un espace de négociation : avec le prétexte de la santé, celles-ci peuvent convaincre leur mari d’utiliser la PF tout en étant conscientes des avantages autres que médicaux que cela leur procure – comme le fait d’avoir davantage de temps pour s’occuper des enfants et de la maisonnée, pour se faire belle et avoir de meilleures relations avec leur mari.
Si tu fais beaucoup d’enfants, tu ne vas pas créer une bonne entente dans le couple. Par exemple, moi j’ai eu un enfant et j’ai attendu 5 ans avant d’avoir un autre enfant. Il y a une bonne relation entre moi et mon mari. Mais si tu fais beaucoup, beaucoup d’enfants, les uns pleurent par-ci, par-là, le mari va dire « ah merde! », il va sortir, il ne va même pas s’asseoir pour causer. C’est pas un couple, ça! (Safiatou, 25 ans)
De nouveaux standards concernant la famille se présentent aussi pour les répondants qui ont choisi de limiter la taille de leur famille, standards qui découlent des nouveaux besoins des enfants et de transformations dans le rôle des parents. En effet, les jeunes couples sont conscients des nouvelles tâches qu’implique le fait d’être parent – comme de pouvoir payer pour l’école, pour les médicaments ou pour des vêtements afin d’assurer la « sécurité » de chaque enfant.
Si tu as mis un enfant à l’école, si un an après tu as un deuxième enfant à mettre à l’école, peut-être que tu ne pourras pas avoir la sécurité des enfants. [.]Pouvoir séparer les enfants, c’est bien. Selon moi les cultivateurs ont trop d’enfants, il y a des problèmes avec l’école, l’habillement des enfants, la santé des enfants, c’est des problèmes, donc séparer les enfants c’est mieux (Alice, 26 ans).
Si les enfants sont beaucoup, il y a des choses que les enfants veulent et tu n’as pas les moyens de payer pour eux, donc si l’enfant n’a pas gagné ce qu’il demande, il n’est pas content, toi aussi tu n’es pas content, car tu n’as pas les moyens de faire les choix des enfants. Donc si les enfants sont peu, peut-être tu peux te débrouiller pour répondre à tous leurs besoins (Sophie, 36 ans).
Les nouveaux besoins des enfants sont donc liés à des transformations dans le rôle des parents et le fait de pouvoir « bien gérer » ses enfants a été mis de l’avant à plusieurs reprises pour justifier l’utilisation de la PF :
Si tu fais moins d’enfants, tu peux bien les gérer, mais si tu fais trop d’enfants, il y en a qui vont devenir des voleurs, d’autres qui vont devenir des bandits, ces enfants-là ne peuvent rien faire pour toi, donc c’est mieux de faire un peu et de pouvoir bien les gérer (Clarice, 23 ans).
L’utilisation des contraceptifs pour planifier la famille en milieu rural burkinabé peut donc être comprise à la fois en lien avec des changements dans les niveaux de vie et dans les conceptions de la famille, mais aussi face à la responsabilisation qui est faite par rapport à la mortalité maternelle et infantile dans un contexte où les conditions de vie sont de plus en plus difficiles et 10 La négociation de la fécondité entre l’homme et la femme et les pouvoirs que celle-ci gagne au
sein de l’espace conjugal et de la maisonnée grâce à l’utilisation des contraceptifs sont des sujets qui ont été amplement abordés et développés dans les entrevues avec les femmes (voir Désalliers N.d.)
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forcent à restreindre la taille des familles; la PF étant présentée comme une solution à la pauvreté et un moyen d’« évoluer ». En ce sens, les programmes de planification familiale ont leur place en milieu rural burkinabé au sens où ils offrent une opportunité pour beaucoup de femmes de faire valoir leurs intérêts et constituent pour les couples un moyen supplémentaire de planifier et de concevoir leur famille en lien avec de nouveaux niveaux de vie, qu’il ne s’agit pas non plus de nier à ces populations. Mais le fond idéologique et politique qui teinte les discours véhiculés par les programmes de planification familiale, médicalisant le contrôle des corps reproductifs, cache toutefois les causes réelles et plus profondes de la pauvreté et de la mortalité maternelle et infantile et il importe de ne pas se laisser prendre dans les inversions de paradigme – la PF en soi ne va pas améliorer les conditions de vie comme semblent le suggérer la plupart des études démographiques et les problèmes économiques et sociaux, mais surtout structuraux, ne doivent pas être oubliés. En effet, bien que l’offre de services de planification familiale demeure essentielle, il reste que des problèmes plus profonds doivent être abordés afin que les conditions pour un réel choix par rapport à la fécondité et à la famille soient offertes.
À titre d’exemple d’analyse des problèmes structuraux, voir les concepts de « violence
structurelle » et « d’accumulation par dépossession » repris ou développés par Farmer (2003) et Harvey (2003).
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Résumé/Abstract
Cet article se penche à la fois sur le contexte global dans lequel les contraceptifs hormonaux sont offerts en milieu rural africain – en mettant en évidence les discours médical, politique ou idéologique véhiculés – et sur la manière dont ces contraceptifs sont utilisés et interprétés par les populations locales en lien avec leur situation économique et leur conception de la famille. Il sera montré comment les corps reproductifs sont investis de pouvoirs économiques qui régulent les décisions par rapport aux futures naissances, dans un contexte où la disponibilité des contraceptifs apparaît comme une solution au problème de la pauvreté et de la mortalité maternelle et infantile. Les décisions par rapport à la gestion de la fécondité doivent être replacées et comprises comme étant influencées à la fois par un pouvoir médical omniprésent, par les contraintes de la vie quotidienne et, peut-être, par certaines transformations dans les conceptions de la famille. Mots clés : Planification familiale, contraceptifs hormonaux, économie, famille, Burkina Faso This article focuses on the global context in which hormonal contraceptives are offered in rural Burkina Faso and the way they are used and interpreted by local populations according to their economic situation and conception of the family. It will be shown that reproductive bodies are the site of economic powers that regulate not only crops, but also decisions for future births, in a context where the availability of contraceptives appears like a solution to poverty and maternal and child mortality. Family planning decisions should then be understood both as influenced by an omnipresent medical power, but also as embedded in the economic challenges of rural life and, may reflect transformations in the conception of the family. Keywords: Family planning, population policy, economy, family, Burkina Faso
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